Société
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Moi, enseignante en Seine-Saint-Denis

Pour les profs du 93, le tableau est vraiment noir / © Marianna (Wikimedia commons)

Depuis la rentrée des vacances d'hiver, la colère prend de l'ampleur parmi les enseignants du 93 : conditions de travail dégradées, manque de personnel, mépris du gouvernement, salaires insuffisants… Les raisons du mécontentement sont nombreuses. Enlarge your Paris a rencontré trois enseignantes de collège, ce dernier étant, en plus, concerné par une réforme dont les arrêtés ont été publiés le week-end dernier.

Julie, professeure de lettres en collège : « Dans le 93 se jouent les impensés de l’Histoire »

« C’est le hasard qui m’a fait devenir prof. J’étais doctorante, sans allocation de recherche et je cherchais un job alimentaire. J’ai été contactée pour donner des cours de français dans un établissement privé hors contrat. J’ai eu un rendez-vous le vendredi et le lundi j’étais devant une classe. Et ça m’a plu : la rencontre avec les élèves, les textes qui peuvent rendre curieux, qui peuvent même aider à vivre, les idées qui circulent… Au bout de trois ans, je passe le certificat d’aptitude au professorat de lycée professionnel (CAPLP) en lettres-langues. Je suis nommée titulaire dans une ville de Seine-Saint-Denis et j’y passe sept ans. Là-bas, je croise des élèves aux profils psychosociaux un peu cabossés. Il y a un contrecoup lorsqu’on arrive de Paris, mais ça donne d’autant plus de sens à mon métier. En 2020, après la réforme de la voie professionnelle, je demande à intégrer le corps des certifiés pour enseigner exclusivement les lettres et je découvre le collège. Et, en 2022, j’arrive dans mon établissement actuel, toujours dans le 93.

Ma colère aujourd’hui, elle vient à la fois des difficultés matérielles et des difficultés humaines que je rencontre dans l’exercice de mon métier. En janvier, dans ma salle, il faisait 12°. Ça n’empêche pas de travailler mais ça dégrade les conditions d’apprentissage des élèves. Ce n’est pas évident d’écrire, engoncé dans une grosse doudoune… Dans les collèges où je suis passée précédemment, j’ai connu les salles à 34° en été, l’électricité qui saute et les collègues qui exercent leur droit de retrait parce que ce n’est plus possible… Et puis il y a aussi les moyens humains : dans mon établissement, deux classes n’ont plus de professeur de français depuis décembre. Pas de conseillère d’orientation depuis septembre non plus. La principale adjointe n’a pas été remplacée pendant six mois. Avec les nouveaux décrets, on nous demande de mettre en place des groupes de niveaux. On s’oppose évidemment à ce principe de tri des élèves et on nous l’impose sans moyens supplémentaires.

J’ai regardé les chiffres : dans l’académie de Créteil, sur 3 068 écoles et collèges, seuls 135 sont classés REP ou REP+ dont 99 en REP et 36 en REP+. Ça fait 1,17 % d’établissements REP+ sur une académie qui comprend le 93, soit le département le plus pauvre de France métropolitaine ! Or être REP ou REP+ donne droit à des moyens supplémentaires : plus de CPE, d’assistants d’éducation, d’heures de coordination de projets… Dans le 93, on ne peut pas faire comme si on était dans le Lot-et-Garonne. Il y a une histoire particulière. S’y jouent les impensés de l’histoire comme la question coloniale. On n’arrive pas à considérer ses habitants autrement que vivant dans un territoire ségrégué. En résulte une forme de résignation, de « c’est comme ça ». Il y a tellement de fatigue, alors pourquoi contester ? Les parents se mobilisent peu car ils craignent de ne pas être légitimes. Et puis, il y a tellement de fatigue après une mobilisation comme celle de l’année dernière contre la réforme des retraites, passée en force, alors pourquoi contester ? Le projet de ce gouvernement n’est pas seulement budgétaire, il est aussi idéologique. C’est vouloir nous faire croire à une méritocratie qui n’existe pas. Parce qu’on sait que la réussite ne se joue pas qu’au mérite.

Depuis cinq ans, je me demande à chaque rentrée si je vais y retourner. Mais il me reste des raisons d’y croire. Notamment mes collègues qui restent dans le 93. Parce que, enseigner en Seine-Saint-Denis, y demeurer vaille que vaille, c’est accomplir une vraie mission de service public. C’est croire en autre chose que le seul fait d’enseigner sa matière. »

Elsa, professeure de lettres en collège : « Les enfants des décideurs ne sont pas scolarisés en Seine-Saint-Denis. Donc la situation des élèves du 93 leur importe assez peu »

« C’est en prépa que j’ai décidé de m’orienter vers le professorat. J’y voyais un métier utile pour lequel je me disais que j’avais des compétences. Bon, en revanche, c’est sûr que, pour les compétences pédagogiques, je ne savais pas ! J’ai découvert cela sur le terrain !

Cela fait quatre ans que j’enseigne dans un collège classé REP. Au quotidien, ça donne des étés où la température monte jusqu’à 40° dans les salles. Les rideaux des fenêtres ont été déchirés ou arrachés et n’ont pas été remplacés. On croise des cafards, des souris. Les WC des garçons sont condamnés. Le papier leur a été confisqué au prétexte qu’ils s’en servaient pour boucher les toilettes. Les enfants viennent donc avec leurs mouchoirs ou… ne vont pas aux toilettes. Côté RH, on a deux profs de français non remplacés depuis plusieurs mois, plus de prof d’allemand depuis l’an dernier.

Si on se mobilise aussi, c’est contre le « choc des savoirs » et la mise en œuvre de groupes de niveaux. Opérer un tri entre les élèves, cela me semble stigmatisant. Et surtout, ce n’est pas efficace. On sait que la dynamique d’une classe ne repose pas seulement sur un savoir descendant du prof vers l’élève. Les enfants s’aident entre eux et cela leur permet de progresser. En plus, on n’aura aucune formation, ou alors à la va-vite pour mettre en place ces fameux groupes. Ce n’est pas la première fois que l’institution nous impose des choses sans nous laisser le temps de la réflexion pour la mise en œuvre. En fait, j’ai de plus en plus le sentiment que nous, les profs, devenons de simples exécutants…

On ressent un profond mépris pour ce territoire. En REP, on est censés avoir plus de moyens ; pourtant, je ne les vois pas… Il y a sans doute eu un manque d’empressement à bâtir des établissements qui répondent à la pression démographique. Il en résulte des bâtiments dégradés. Mais voilà, les enfants des décideurs ne sont pas scolarisés ici, donc la situation des élèves du 93 leur importe assez peu. On pourrait dire la même chose pour tous les services publics du territoire, qu’il s’agisse des transports, des hôpitaux… La Seine-Saint-Denis abrite une population pauvre et on ne cherche pas à ce qu’elle s’en sorte. En plus, chez ces décideurs, on sent aussi un discours négatif tenu sur l’école publique qui infuse chez les parents. On en voit de plus en plus qui ont la tentation du privé, alors même qu’ils ont des revenus modestes. Mais qu’ils ne se leurrent pas : les groupes de niveau vont aussi toucher l’enseignement privé. Et puis, ce que je trouve beau dans le public, c’est qu’on apprend à vivre ensemble. Ce n’est pas juste un entre-soi de classe.»

Héloïse, professeure d’EPS en collège : « En France, on a un ratio de 50 installations sportives pour 10 000 habitants. En Seine-Saint-Denis, ce ratio n’est que de 16 pour 10 000 »

« Je suis devenue prof parce que j’étais attachée à la transmission des savoirs et des valeurs. J’étais aussi motivée par l’idée de donner les mêmes chances de réussite à chaque élève. Peu importe d’où l’on vient, les enfants bénéficient des mêmes choses.

Huit ans plus tard, je ne suis plus sûre d’avoir encore la foi. Quelques chiffres pour exemple : en France, on a un ratio de 50 installations sportives pour 10 000 habitants. En Seine-Saint-Denis, ce ratio n’est que de 16 pour 10 000, et il tombe même à 11,5 pour 10 000 dans la ville où j’enseigne. En plus, il y a le problème de l’éloignement. Non seulement il y a peu d’équipements, mais ils ne sont pas tout près du collège. Ceux que nous utilisons sont à 2 km de l’établissement. Ce qui fait 130 km sur l’année pour ma classe de 3e, j’ai fait le calcul. Sur leurs 90 heures d’EPS par an, 37 servent uniquement au temps de parcours jusqu’au stade !

La mobilisation des enseignants concerne nos conditions de travail, nos salaires mais aussi les décrets sur la réforme du collège qui viennent de tomber. Et notamment ce fameux « choc des savoirs » qui induit des groupes de niveaux entre élèves faibles, moyens et forts. Faire de la pédagogie différenciée, pourquoi pas ? Encore faut-il en avoir les moyens. Parce que, pour les mettre en œuvre, on va prendre sur les options que sont le latin, les classes bilingues… Cela va créer des tensions dans les équipes. Sans compter que, côté élèves, quand, dès la 6e, on est identifié comme mauvais, la confiance en soi en prend un coup…

Pour moi, dans ces conditions, cela devient compliqué de tenir. J’envisage dans un premier temps ma mutation dans un autre établissement du 93. Mais, si je vois que la situation est la même, il faudra que je commence à réfléchir à faire autre chose. Pour l’instant, j’ai envie d’y croire. Encore un peu. »